A·ux Nu·es

Le premier son, c’est celui de la porte qui se verrouille. Un bruit sec, direct, discret, qui assure intimité, mise à l’écart, à nue. Ce clic, fait d’une clé ou d’un loquet, marque le départ, ou plutôt le retour, d’un regard posé sur moi, sur ce corps qui se reflète sur la surface miroitante devant laquelle je me tiens, encore. Le rituel est tel qu’il n’a pas changé ; à commencer par ce son qui, lui, rouille au rythme de l’usage quotidien, et la contemplation de cette chair nue qui, elle aussi, vieillit.

Car à ce bruit se succède le déshabillement, le même effectué depuis vingt ans, par les mêmes gestes, le même déséquilibre d’une jambe qui se soulève, puis de ma vue qui se perd un instant. Les tissus aux fibres diverses caressent la peau, la découvrent peu à peu, laissant la fraîcheur de cet environnement la picoter légèrement. Les vêtements tombent, et, au coeur de cette pièce blanche, résonne le doux écho de ma solitude dénudée.

Le contact du sol carrelé avec mes pieds me ramène à l’enfance, à cette petite fille se grandissant sur ses orteils pour tenter d’atteindre l’image de sa silhouette pas encore formée. Est-ce alors le visage de l’adulte, ou de l’enfant que je parviens à contempler ? Comment la jeune fille que j’ai été, évaluerait la ressemblance avec la femme que je suis devenue ?

L’eau se met à couler. La porte avait ôté la vue, le son, à son tour, est coupé par la puissance du jet. Le bruit des actions menées s’étouffe, immunisé de l’écoute extérieure. Espace aveuglant et assourdissant ; plus personne ne le voit, plus personne ne l’entend. Espace immergeant, dans lequel résonnent des sonorités intimes, des trop pleins de pensées ; jusqu’à ce que mon corps tout entier plonge dans la blancheur de cette cuve utérine. Immergée dans cet environnement aqueux, le temps entre en suspension, comme arrêté. Inspiration profonde, tranquille ; l’air se bloque ensuite dans mes poumons, en synchronisation avec la fermeture de mes yeux, et ma tête, à son tour, plonge. Instant de fusion, de compression corporelle ; absorption, sensorielle et psychique, de mon être.

Comme une masse sourde envahit mes tympans ; comme un son imperceptible en dehors de ce voile liquide. Un murmure, léger et pourtant strident. Le bruit d’un battement résonne, de plus en plus intense, et me ramène alors à l’état de foetus, lové dans le ventre de cette mère. Mes pensées semblent alors se détacher de ce corps en état de flottement, suspendu à son tour. Elles divaguent, naviguent librement dans cette eau, mais ne deviennent plus qu’un écho perçu de loin. Agitées et démunies de leur poids, elles voudraient sortir de l’eau, revenir à la surface pour que l’esprit reprenne le contrôle. Elles essaient de crier, mais leur voix a été coupée, comprimée par la densité de l’eau.

Le corps, lui, s’est laissé aller, dans cette bassine étroite devenue une vaste mer. L’image de la femme que je cherchais s’en est allée, emportée par un mouvement fluide et léger. Ce corps, je ne le reconnais plus, ne le regarde plus. Je le vis, l’éprouve ; comme s’il m’était inconnu, comme s’il naissait à nouveau.

En apnée.

Le souffle, les sons, le temps, le poids sont en apnée, retenus dans cette bulle étoffée. L’eau pourrait continuer de couler, jusqu’à ce qu’elle déborde et inonde cet espace tout entier. Immerger cette enclave domestique, le développement identitaire et les questionnements qu’elle abrite. Comme une grande vague, qui balaie les traces d’une vie passée, d’une réalité normée à laquelle il faut échapper. Demeurer ici, jusqu’au dernier filet d’air que ma poitrine pourra contenir. Le ventre se creuse pour retenir cette respiration plus longtemps. Mais le coeur commence à se serrer, et le bruit des battements s’intensifie. Les échos se rapprochent, m’appellent, de plus en plus fort, comme un signal lancé par l’air qui s’épuise.

Je voudrais demeurer ici, dans cet environnement où je ne suis plus, où mon corps s’en est allé ailleurs, où mon esprit a laissé place aux souvenirs de sensations passées. Plonger à nouveau, dans ces eaux profondes où le nourrisson, l’enfant, la petite que j’ai été ont flotté librement. Sans crainte ni contrainte. Sans appréhension ni obligation. Cette baignoire paraît sans fond, comme si baigner ici permettait d’atteindre la profondeur d’une réalité. Sortir de l’eau, c’est revenir à la surface des choses.

Je me demande ce que les femmes, d’un autre temps, d’autres cultures, pensent et ressentent dans leurs salles de bain. Que voient-elles, qu’y projettent-elles ; ont-elles même le temps d’y plonger ? Quelles expériences, quels souvenirs abritent ces pièces quotidiennes, aux esthétiques et usages si différents ? Par-delà les territoires et les temporalités, des images continuent de s’y développer ; et dans le développement de chacune résident les parts intimes d’un vécu, d’une histoire, d’une culture, d’une éducation, d’une évolution, qui, ensemble, donnent naissance à des féminités multiples.