Mise à nu

J’ai passé beaucoup de temps dans ma salle de bain. Je parle de ma salle de bain car j’éprouve une fascination étrange pour cet espace, mais je dois me rendre à l’évidence que chaque personne use de ce lieu de manières différentes. Certain·es y défilent rapidement le matin et le soir pour un usage pure- ment fonctionnel, tandis que d’autres font de ce lieu une véritable pièce à soi, à l’esthétique recherchée et singulière. Pour ma part, ce n’est ni l’un ni l’autre, ou peut-être un croisement entre l’un et l’autre. Je fantasme tout d’abord la salle de bain comme l’es- pace de l’ordre, le lieu où tout se range, ou plutôt : où tout se cache. Car je suis du genre ordonnée, trop ordonnée dit-on. L’expression n’est pas de trop : je baigne dans une hyper-maîtrise constante, dans une gestion presque clinique où chaque chose doit être à sa place. Mais au fond, je vacille entre cette hyper-maîtrise et le sensible, entre cette apparence nettement travaillée et le flou total qu’elle recouvre. En cela la salle de bain est devenue l’image de ma propre ambivalence, elle qui présente une surface blanche et propre derrière laquelle tout est en réalité trouble et confus.

J’ai pris l’habitude d’y aller, non pas d’abord pour me pomponner, mais pour m’asseoir sur le carrelage blanc en attendant que quelque chose passe. Le verrou tourné, me voilà enfin à l’abri dans cette unique pièce qui ferme. Avant d’être l’espace où j’ai pris soin de mon corps, c’était celui du lâcher prise, là où l’on ne risque plus un face à face avec l’autre; ici où l’on peut faire couler l’eau pour que plus personne ne nous entende. Le sentiment d’in- time est venu de là, de cette salle de bain qui, avant d’être un espace de projection d’un corps nu et de ses préoccupations, a été un refuge pour m’isoler des autres. Une intimité s’y est révélée. Je ne saurais encore trop la définir, mais elle est bel et bien née en ce lieu, en tant qu’il n’a cessé de me protéger d’un regard extérieur et social. De ce temps passé assise sur le sol ont émergé de nombreux questionnements qui, je l’avoue maintenant, font partie intégrante de ce que je suis, et de ce que je fais. Aussi étrange que cela puisse paraître, je tiens à ma salle de bain, car elle abrite toutes ces choses que je ne laisse peut-être plus paraître, mais qui demeurent cachées sous mes apparences bien soignées.

[…]

En ce lieu j’ai vu mon corps changer. C’est probablement à partir du moment où j’ai regardé mon organe génital pour la première fois à l’aide d’un petit miroir que j’ai pris conscience de ce corps et de toute sa complexité. Je ne voudrais pas trop m’avancer, mais je suis quasiment sûre que la plupart des jeunes filles découvrent leur sexe dans cette enclave. C’est à partir de là que débute la recherche de soi, cette quête en proie à la révélation de qui nous sommes et de comment nous sommes. De nombreuses choses se sont transformées dans ma salle de bain, à commencer par le regard que j’ai posé sur cette nudité, sur les volumes de mon corps que la danse tentait de me faire corriger afin d’atteindre une netteté optimale. Je pourrais dire que je suis devenue femme dans cette salle de bain, en réalité c’est mon corps qui est devenu femme, en tant que j’ai pris soin de lui pour qu’il corresponde à ces critères qui pré- tendent qualifier une féminité objective, nécessaire et commune à chacune. Car j’ai hérité comme les autres des stéréotypes selon lesquels la femme passe un temps étiré dans sa salle de bain, pour en sortir avec un corps si lisse que la chair crémeuse scintille de par la virginité de son paysage. En effet, cela nécessite un sacré temps pour donner forme à une statue parfaitement polie ! Je pensais m’être révélée dans cet espace, mais peut-être n’y ai-je finalement développé qu’une image, une présentation hydratée de ce que je suis ou ne suis pas.

[…]